Revue de Presse de Sang Négrier

Attachée de presse et de diffusion
Elodie Kugelmann : elodie.kugelmann@wanadoo.fr

 

La pièce SANG NÉGRIER adaptée de la nouvelle éponyme de Laurent GAUDE et remarquablement mise en scène par Khadija El Mahdi,
a l’impact d’une scène primitive confinée dans l’inconscient collectif qui lorsqu’elle se rappelle à nos bons souvenirs hallucine l’humain civilisé que nous croyons être.

L’histoire se présente comme un fait divers, un événement qui a jeté le trouble dans une ville seulement préoccupée de sa tranquillité.
Le narrateur est un homme ordinaire devenu commandant d’un navire, non pas en raison de ses compétences, mais à la suite du décès de son prédécesseur. Son rôle est d’acheminer des esclaves depuis l’Ile de Gorée vers l’Amérique. Mais lors d’une escale à St MALO pour l’enterrement du capitaine, cinq esclaves s’échappent du bateau négrier. Il s’ensuit une battue dans toute la ville qui aboutira à la mort affreuse de quatre d’entre eux. Le cinquième qui ne sera jamais retrouvé continuera à narguer toute la ville en clouant un à un, ses doigts à la porte des principaux responsables de la mort de ses compagnons.

Nous ne pouvons nous empêcher de penser que c’est la banalité du mal, ce concept énoncé par d’Hannah ARENDHT qui recouvre l’innommable. Il est donc particulièrement pertinent d’essayer de pénétrer dans la conscience d’un homme ordinaire qui s’engouffre dans une traque meurtrière, sous la pression de la foule et des pouvoirs en place.

L’homme habitué à obéir est incapable de réagir à une situation extraordinaire sauf en répondant à sa première émotion celle de la peur qui agit comme un électrochoc. Imaginez des nègres décrits comme des animaux, dénués d’intelligence qui lèvent le doigt. Un doigt emblème d’une humanité partagée, un doigt qui pourrait être le sien, le nôtre, et peu importe sa couleur, un doigt d’homme, pas une patte.

Le narrateur, petit fonctionnaire de la marine, qui croyait tout maitriser voit son édifice s’écrouler simplement parce que cinq nègres dont il avait la garde se sont échappés. Il ne s’est pas imaginé que ces nègres feraient l’objet d’une battue meurtrière, il l’a vécu. Le décalage entre sa perception routinière et une réalité outrancière va le conduire à la folie.

Le récit circonstancié d’un fait divers – la traque des esclaves, il y a deux siècles était banale – doit sa couleur fantastique à la dimension émotionnelle du récit.

L’égarement du narrateur rappelle celui du Horla de Maupassant. Sans d’autre interlocuteur que lui-même, le négrier voit resurgir la bête tapie au fond de lui. Elle se rappelle à lui, elle avance masquée, elle désigne aussi bien la furie des villageois que le doigt vengeur du nègre, elle écrase le moi minuscule du narrateur.

Dans la mise en scène, les habits blancs du néegrier sont défraichis, flottants, ils sentent l’amertume et la sueur. Sur scène des carcasses de palettes en bois étrangement belles et expressives, arrachées à quelque construction, évoquent le dénuement du négrier, son effondrement mental mais aussi bien. la beauté immanente d’une coque de navire.

Le comédien Bruno Bernardin est absolument saisissant. Nous assistons à une véritable mise à nu d’un homme face à lui-même, face à la mort, face à ses pulsions. Nous l’entendons courir dans les ténèbres, traqué de la même manière que les esclaves.

L’œil qui déshabille ce pauvre négrier est empreint d’humanité, celle que de toute évidence ne recherchaient pas les marchands d’esclaves.

Accompagnée d’excellents partenaires, Etienne Champion (Créateur du masque), Stephano Perroco Di Meduna (Scénographie) et Joëlle Loucif (Costumes), avec pénétration et perspicacité, la metteure en scène Khadija El Mahdi souligne les clairs obscurs de l’inconscience collective. Ne manquez pas ce spectacle !

  • Article de l’Humanité, par Gérald Rossi :

En mémoire des esclaves noirs

Un univers fantastique. Le formidable texte de Laurent Gaudé, tiré de la Nuit Mozambique, place le conteur, pour ne pas dire le héros de l’aventure, dans la peau du bourreau, du méchant, de celui qui ne se pose aucune question sur la sale besogne qu’il accomplit. À la mort du capitaine d’un navire chargé d’esclaves noirs, son second prend les commandes et décide, plutôt que de livrer le corps du défunt aux flots tumultueux, comme il est de coutume, de le ramener à Saint-Malo où l’attend sa veuve. Lors des obsèques, cinq esclaves parviennent à s’échapper. Une chasse à l’homme est alors organisée en ville, les fuyards sont l’un après l’autre découverts et abattus, sauf un. Finalement, les recherches sont abandonnées, le navire repart vers les Amériques. Mais personne n’est quitte. Le successeur du capitaine mort du scorbut a pris la relève, et les voyages se poursuivent. Avec toujours l’ombre de ces hommes qui ont tenté de fuir leur avenir de misère, et le mystère de celui qui n’a jamais été retrouvé. Dans la sensible mise en scène de Khadija El Mahdi, limitée ici par les dimensions de la scène, Bruno Bernardin incarne avec force ce marin dont progressivement la raison s’égare face à l’incompréhensible, à ce qui n’est pas naturel.

 

Festival d’Avignon : « Sang Négrier », entre cruauté et folie

Au Festival Off d’Avignon, dans le cadre du théâtre Al Andalus, on peut retrouver ce seul-en-scène passé il y a quelques semaines par Paris. Il est interprété par Bruno Bernadin et mis en scène par Khadija El Madhi, à partir d’un texte remarquable signé Laurent Gaudé.

Le texte signé Laurent Gaudé sur lequel se fonde le spectacle « Sang Négrier » a ce quelque chose de rare pour une pièce abordant le thème de l’esclavage : il est narré du point de vue du négrier tout en dénonçant la bêtise, la méchanceté et la cruauté des hommes. Bien qu’adoptant le regard d’un capitaine de vaisseau faisant commerce de l’esclavage, il n’y a aucune ambiguïté dans ce « Sang négrier » mis en scène par Khadija El Madhi, pas plus que dans le texte, fort, de Laurent Gaudé. En racontant comment cet officier décide de faire halte inopinément à Saint-Malo, la cale chargée de ce « bois d’ébène » dont la France faisait son horrible profit, et comment lui et ses hommes doivent faire face à l’évasion de cinq esclaves, pas de doute sur la morale qui s’en dessine.

Étrange vengeance

S’il est question de sauvagerie, elle n’est évidemment pas du côté de ces soi-disant « sauvages » de Noirs, comme l’époque – et les Occidentaux de l’époque – les considéraient. On la trouverait plutôt du côté de l’équipage qui mènera une traque effrénée de ces quelques esclaves échappés. Et quand l’un de ces esclaves rebelles va entreprendre son étrange vengeance, c’est bien le capitaine du vaisseau qui va sombrer peu à peu dans la folie.

« Sang Négrier », un spectacle très sobrement mis en scène par Khadija el Madhi, allié à une scénographie qui se limite pratiquement à un bois dressé symbolisant tour à tour le bateau ou la chambre dans laquelle le capitaine va se terrer. L’interprète Bruno Bernadin, seul en scène, rend intelligemment et sensiblement cette déchéance de celui qui était le maître et qui devient progressivement esclave de sa haine, puis de ses peurs. Et de se dissimuler pendant un temps derrière un masque comme s’il était besoin de dissimuler à nos yeux la cruauté de l’humanité ou plutôt pour mieux nous la faire voir…

 

  • Article de la LICRA, par Alain Blum :

Un texte glaçant et captivant de Laurent Gaudé, interprété avec un talent singulier par Bruno Bernardin, qui nous fait entrer dans la peau d’un maître négrier.

Suite au décès du commandant du navire, c’est cet homme qui prend les commandes avec, pour mission, de naviguer de Gorée jusqu’en Amérique ; lors d’une escale à Saint Malo, cinq esclaves réussissent la belle. Le maître négrier n’affronte pas vraiment la situation et manque de sombrer dans une folie qui n’est pas sans rappeler Apocalypse Now.

Une interprétation qui, à l’aide de masques, nous met aux prises avec les affres de l’âme humaine.

Une belle mise en scène qui met en avant un déni de l’histoire.

Sang négrier : grande performance d’acteur, hantée par l’Histoire

Au théâtre Al Andalus, 35 places à peine, se joue une chasse à l’homme extraordinaire. L’espace est minuscule, deux morceaux de bois échoués sur la scène seront à la fois bateau et rempart. Le voyage commence par les mots portés par un acteur aux multiples facettes (Bruno Bernardin) qui raconte sa folle histoire avec un talent hors norme. Surgissent Gorée et Saint-Malo, le navire et la place de la cathédrale, les remparts et les portes des maisons. L’homme passe d’un sentiment de toute puissance absolue à une peur maladive pour sombrer dans la folie. Un travail remarquable, fascinant et terriblement humain.

L’intrigue est simple : lors d’une escale à Saint Malo, cinq esclaves s’échappent de la cale d’un bateau négrier. Toute la ville part à leur recherche. En vain, il en reste toujours un qui manque à l’appel au grand dam du capitaine du bateau. Dans sa nouvelle Sang négrier, Laurent Gaudé raconte l’esclavage avec la perspective du négrier, un homme qui prend conscience de l’horreur des actes commis. Les rôles s’inversent, les chasseurs d’homme sont chassés à leur tour par leur propre peur et leur imagination.

Le récit du capitaine est porté par un acteur fantastique. Habillé de blanc comme un Pierrot Lunaire, Bruno Bernardin traverse son histoire, balloté par le sort. Son jeu est physique : il débute le spectacle avec une main magnifiquement éclairée et joue jusqu’au bout des pieds. L’acteur passe d’un état à l’autre, suggère un duc, fait vivre les personnages du récit. Aucune lassitude ne s’installe, les brefs intermèdes musicaux font basculer les épisodes. Le masque rayé est une belle trouvaille pour raconter les hommes transfigurés par l’ivresse d’une chasse à l’homme, d’une traque à mort. Il cache la honte qui s’installera ensuite. La rayure annonce la fêlure à venir.

Sang négrier est un beau voyage dans le temps avec un passeur de texte formidable à découvrir.

Sang négrier est la première nouvelle du recueil Dans la nuit Mozambique, publié par Laurent Gaudé en 2007. Mis en scène avec simplicité et pertinence par Khadija El Mahdi, le texte est bien servi par Bruno Bernardin.

J’ai toujours une méfiance pour les textes à thèse, dans lesquels je sens l’idéologie emporter dans son courant l’écriture, la dramaturgie et la liberté – du moins celle du lecteur-spectateur. J’étais méfiant en entrant dans la salle de Sang négrier, spectacle pourtant défendu par une personne de confiance et de goût. À quelques formulations faciles près, mes craintes ont été tout le long dissipées : Sang négrier est d’abord et avant tout un récit, une narration, une fiction – certes vraisemblable.

Talentueux Bruno Bernardin jusque dans l’horreur

Bruno Bernardin interprète avec talent un ancien marin hanté jusqu’à la folie – « la vie ricane dans mon dos depuis un certain jour… » – par le souvenir d’un périple : surgissant d’un ramassis de bois, habillé tout en blanc, les mains bandées, ces mains meurtrières qu’une piètre ligature faussement immaculée ne parvient pas à recouvrir, il s’adosse comme un fantôme, comme la conscience tourmentée d’une ville amnésique. Les débris de bois se meuvent, au fil de la pièce, en épave de navire, en vigie, en abri pour SDF, en rempart de Saint-Malo…

« Je fus un homme autrefois », commence-t-il, entre deux gorgées, abouché à sa flasque. Les souvenirs affleurent progressivement : la mort du capitaine Bressac au large de l’île de Gorée, dans la baie de ce qui allait devenir Dakar, le conduit à prendre la direction du bateau, chargé de « bois noir » – un navire négrier. Alors que la tradition veut que l’on immerge le corps, alors qu’il pressent que « le malheur rôdait tout autour de nous », il fait le choix de remettre la dépouille à la femme de son ancien supérieur, « une erreur qui scella tout » : le bateau met le cap sur Saint-Malo. Un acte d’amitié et d’humanité, une erreur personnelle et collective, personne ne s’opposant à lui, tandis qu’ils demeurent tous sourds aux « chants des nègres qui criaient », l’odeur du cadavre provoquant nausée et vomissements.

Pendant l’inhumation, les « nègres » tentent de s’échapper ; cinq y parviennent. « On va retrouver ces nègres et on va leur faire passer le goût de la liberté. » À la tombée de la nuit, l’échec est total. Le duc à la main levée, autoritaire, et le chef de la garde royale décident de mobiliser tous ceux qui le souhaitent pour une vaste chasse à l’homme. La ville répond comme un seul homme, saisi par cette « joie d’une battue », ce « bonheur inavoué qui se répandait ». L’excitation, la frénésie, la jubilation est totale : « Le plaisir de la sauvagerie, nous l’avons tous partagé », confie le comédien alors revêtu d’un masque, pour manifester l’hypocrisie d’une population qui a depuis oublié son crime, sa pulsion mortelle : « Je sais de quoi on est capable. Je sais ce qui est nous. […] Si personne n’en parle, c’est qu’il faut bien faire semblant de vivre ».

Notre héros se charge personnellement de l’un d’entre eux.

« Le troisième, je le ramenai vivant moi-même. Je le trouvai dans la cave d’un tonnelier, terrorisé et tremblant de faim, je le traînai par les cheveux jusqu’à la place de la cathédrale, je le montrai à la foule, je le forçai à s’agenouiller et je lui tranchai la gorge. Nous avons aimé ce spectacle. Chacun de nous a ressenti au plus profond de lui que c’était ce qu’il fallait cette nuit : tenir la bête à ses pieds et l’immoler. »

Superstition et malédiction : distorsion de la Bible

Aucune réflexivité sur son acte ne le fait alors trembler, sinon la prise de conscience qu’il aurait pu le ramener vivant à bord, pour le vendre outre-Atlantique. Rien ne perturbe la liesse sanguinaire. Sauf qu’un nègre demeure introuvable, malgré les battues, malgré les cris qui transpercent la nuit pour implorer la fin de cette folie sanguinaire.

Un doigt, l’auriculaire gauche, est retrouvé cloué sur le battant d’une porte, celle de l’armateur : un doigt noir, un tout petit membre de nègre. Dans le même temps, la fille de huit ans de l’armateur est écrasée par une calèche. Pas de coïncidence, mais une malédiction.

« Il nous maudissait, et le doigt de Dieu était sur nous », écrit Laurent Gaudé, crie le comédien, paraphrasant la Bible : ce doigt de Dieu qui grave les dix Paroles sur les tables de pierre, ce doigt de Dieu – telle une main d’homme – qui scelle son jugement dans le livre de Daniel (compté, compté, pesé, et divisé), ce doigt du Christ qui chasse les démons dans l’évangile de Luc. Sauf que Laurent Gaudé retourne l’idiome biblique puisque la main de Dieu sur un homme, sur son peuple durant l’Exode, signifie une protection.

De même, ce doigt crucifié sur le linteau distord non sans finesse le sang de l’agneau immolé lors de la Pâque juive qui précède le long Exode de quarante années : l’ange du Seigneur épargne les maisons, tandis qu’il appelle ici l’anathème, le châtiment. C’est que la ville de Saint-Malo n’est pas spirituelle, ni même religieuse : elle est devenue tout entière monstrueuse et superstitieuse, telle une parodie des principes judéo-chrétiens auxquels elle se dit attachée.

Lâcheté et conscience : histoire d’une déchéance humaine

Au sixième doigt, un doigt noir, un doigt de nègre, cloué – ce ne peut évidemment pas être un hasard, après ce que nous venons de souligner – sur la résidence de l’archevêque, l’équipage, désormais constitué de « vieillards usés » par la peur, reprend le large pour gagner les Amériques : « J’ai fui comme un lâche le malheur que j’avais moi-même apporté ». Durant l’absence, l’effroi qui a gagné la ville ne trouve de répit qu’à la découverte du dixième doigt : la vie, le commerce reprend.

Après des mois d’absence, le navire revient, sous la direction de notre héros ; la malédiction a désormais fait place à l’ivresse du retour. Après une soirée arrosée, il regagne son domicile et découvre, cloué au battant, un doigt noir, un doigt de nègre, un onzième doigt – impossible, irréel, insensé, absurde. « Je n’ai rien dit à personne, je ne sais pas pourquoi. » Cette absence de parole, de possibilité de rationalité le confronte à la réalité de la monstruosité commise. La honte le consume. « Je ne suis plus un homme. Je ne suis plus qu’une ombre esquintée. »

Sa culpabilité le métamorphose en conscience intime d’une ville devenue, au fil de l’horreur, une métonymie grouillante et frénétique.

« Cette ville me fait horreur. Je sais qu’elle lui appartient désormais, qu’il y règne. Je sais que lorsque le vent dans les persiennes m’insulte, c’est parce qu’il lui a demandé de le faire. Je sais que lorsque les pavés me font trébucher, c’est parce qu’il les a déplacés. »

Il ne peut fuir et « ne demande aucune rédemption », sa laideur hantant chacune des ruelles de la ville fortifiée. Ne reste que la terreur, en attendant une mort qui ne vient pas.

Prolongement métaphorique en musique

La musique rythme les tableaux de manière convaincante : les gospels et negro spiritual du début, le « kyrie eleison » à l’africaine qui retentit après l’annonce du retour à Saint-Malo, le « Glory Alleluia » militaire pour l’enterrement ou encore le « Summertime » dans une douce version avec piano, jusqu’au choix final du bouleversant « Gelido in ogni vena » (« Je sens couler dans mes veines ») repris au Farnace de Vivaldi. Ce dernier morceau, qui n’est pas sans rappeler L’hiver, raconte la souffrance du roi déchu Farnace après qu’il a demandé à sa femme et à son fils de se suicider

Il faut entendre les paroles du compositeur pour mesurer à quel point ce choix de Khadija El Mahdi est non seulement pertinent esthétiquement, mais encore – surtout ! – sensé.

« Je sens couler dans mes veines
un sang gelé,
l’ombre d’un fils exsangue
m’emplit de terreur.
Et pour ma plus grande peine,
je crois avoir été cruel
avec une âme innocente,
le cœur de mon cœur. »

Il n’est pas peu dire que Laurent Gaudé, Khadija El Mahdi et Bruno Bernardin sont en parfaite résonance, la metteure en scène et le comédien ayant une perception aigue de l’écriture du dramaturge.

Dans « Sang négrier », Laurent Gaudé évoque un voyage au bout de la nuit, dans la conscience tourmentée d’un homme seul face à l’Histoire. Avant que ne commence le spectacle, dans la pénombre, une forme est couchée, le bout de sa bottine pointue dépassant de la carcasse renversée d’un bateau (tonneau de Diogène ou squelette de dinosaure ?). À gauche, une palette en bois qui sera déplacée, sur laquelle l’orateur inattendu se hisse péniblement en équilibre instable ou à travers laquelle ses main tendues passeront à la fin de la pièce dans un geste de supplication, comme si le geôlier et bourreau était devenu le prisonnier de sa propre histoire. Les autres éléments modulables, tantôt sur le sol, tantôt à l’horizontale, comme une barrière ou une palissade, sont ceux d’un décor minimaliste, fait de bric et de broc, bois léger et flottant blanchi par les flots, telle cette épave humaine en bonnet blanc, qui va prendre la parole dans son costume élimé, tissu déchiré comme des feuilles de papier complété, selon les moments, par des manchettes en dentelle ou une longue redingote claire. L’apparition fantomatique est celle d’un revenant hanté par des souvenirs indicibles, longtemps refoulés et enfin exposés au grand jour. Cette remontée dans le temps nous plonge à l’époque des traites négrières et du commerce triangulaire. C’est une longue et douloureuse confession, au seuil de la folie et de la repentance.

Ce ne sont pas « dix petits nègres » qui disparaissent mais cinq futurs esclaves en cavale dans la bonne ville de Saint-Malo que l’ancien commandant du navire est chargé de retrouver plutôt morts que vifs. Le récit de cette nuit barbare – où le sauvage n’est pas là où on l’attend – est palpitant, diégèse encore plus captivante que ce qui pourrait être effectivement montré sur scène et l’on atteint des sommets dans le suspense et l’innommable qui nous rappellent « l’horreur d’une profonde nuit » dans Athalie ou le récit de Théramène à la fin de Phèdre. En effet la chasse à l’homme réveille les plus bas instincts et la meute inhumaine traque impitoyablement les fugitifs abattus un à un et sans état d’âme, comme dans la nouvelle de Buzzati « Chasseurs de vieux » (Le K, 1966) ou le film Fury (1936, avec Spencer Tracy poursuivi par la foule). L’hystérie sanglante et collective est matérialisée par le port d’un masque brun balafré, signe de l’hypocrisie de la société bien-pensante. On est saisi par le plaisir sadique et le goût du sang (annoncé par le titre) – comme Augustin dans les Confessions qui ferme les yeux pour ne pas voir les jeux du cirque mais oublie de se boucher les oreilles. Ici le récit est plus sidérant que la vision de l’innommable.

On parvient progressivement aux frontières du fantastique, celui du narrateur malade et fou du « Horla » ou de « La Main d’écorché » ou de « La Chevelure ». Comme dans l’imaginaire maupassantien, le survivant halluciné, mort-vivant en sursis, est fasciné et horrifié devant la dislocation de son moi qui va de pair avec le morcellement du corps humain, que cela soit le cadavre en décomposition du capitaine Bressac ramené à Saint-Malo, ceux des fugitifs ou les doigts coupés et cloués sur les portes jusqu’au onzième doigt qui a mystérieusement attendu le retour du héros crucifié par l’épouvante et le remords. On assiste à sa lente déchéance, à son inéluctable descente en enfer, malgré les moments de digression joyeuse et bondissante au rythme des morceaux de musique, sauf quand retentissent du fond de la cale et de l’oubli les voix des esclaves enchaînés. La pièce est fidèle au texte de la nouvelle et il n’y a aucun temps mort pour le comédien qui ne tient pas en place avec ses tics, ses mimiques, ses soubresauts, ses contorsions de Pierrot lunaire, comme s’il se mettait lui-même à la question pour se pousser dans ses derniers retranchements d’homme civilisé. À quelques mètres de distance, on voit les gouttes de sueur perler, les muscles se contracter et le visage grimacer ou trembler. Une expérience des limites qui nous laisse à bout de souffle dans ce retour violent de l’Histoire de l’esclavage et de ses pages les plus troubles.

 

Descente intimiste aux enfers

On entre au théâtre de la Croisée des Chemins presque sur la scène où se trouve entassés, comme abandonnés par la mer, des détritus de bois hirsutes et agressifs. Un pied dépasse de cet amas. On croit d’abord à un mannequin, un mort.
Alors que les spectateurs s’installent, le pied prend vie, remue, s’éveille et sort peu à peu des décombres d’un bateau échoué. La lumière se fait sur un personnage lunaire, tout de blanc vêtu, il entame le long monologue de sa terrifiante, édifiante histoire.
Quittant l’île de Gorée (au large du Sénégal), un navire impliqué dans le commerce triangulaire, chargé du « bois d’ébène » s’apprête à traverser l’Atlantique pour livrer sa précieuse cargaison, quand il se retrouve privé de son capitaine, emporté rapidement par une fièvre tropicale. Le second, notre narrateur, prendra la direction des opérations mais un coup de tête, une folie soudaine le détournera de ses plans. Tournant le dos à des siècles de traditions maritimes, il choisit de rendre la dépouille du marin à sa famille, native de Saint-Malo, plutôt que de le rendre à la mer. Sans le savoir, cette incartade sera le début de sa descente aux enfers.
La halte devenue indispensable devient le théâtre d’évènements mystérieux, surnaturels, aussi sombres que maléfiques. Lors de l’inhumation des restes pourrissants du corps du capitaine, les esclaves tentent de se rebeller et de fuir loin de leurs chaînes. Une chasse à l’homme débute, qui durera de trop nombreux jours, et fera naître l’angoisse dans un climat de terreur.
Saint-Malo, ville qui s’est enrichit de l’esclavagisme au 19e siècle, est le théâtre de cet épisode particulièrement noir, dévastateur. Ses remparts ne sont pas symbole de protection mais d’enfermement des esprits, qui ont peur. Ils ne protègent pas les fuyards mais les livrent au châtiment rendue par une ville furieuse, hystérique, hors d’elle-même. On comprend  à la fois la fascination et la peur saisissante de l’inconnu qui pousse au meurtre. Assoiffé de sang, chaque citoyen se déshumanise en se cachant derrière la volonté de la ville. Chacun assouvit ses pulsions morbides de destruction.
L’histoire bascule dans le fantastique et le mystique : un esclave échappe à toutes les battues et terrifie la ville rien que par sa présence. Son ombre menaçante, concrétisée par des doigts sanguinolents cloués sur les portes des maisons, plane et maudit la ville.
L’acteur, seul sur scène incarne chacun des personnages. Il est stupéfiant, il porte le texte en lui. Son regard expressionniste renforce une mise en scène à la fois toute en pudeur et en émotions. La respiration devient difficile, on est pendu a ses lèvres dont les mots sont lourds de sens, de conséquences, lourds du passé et du poids de la honte. Ils ont massacré des innocents qui ne cherchaient qu’à vivre loin de la fureur ! L’acteur devient autre, il porte un masque de bois qui accentue sa déshumanisation, sa perte de personnalité; dans son regard la folie… Il est la haine de toute la ville ayant participé au massacre. La ville tue afin que leur petite vie bourgeoise d’avant, bien tranquille, reprenne ses droits. Puis la ville essaye d’oublier.
La prouesse de l’acteur est à la hauteur de la violence du texte (une nouvelle écrite par Laurent Gaudé). Il est d’une beauté pure mais sans espoir. On ne peut pas se remettre et reprendre une vie normale loin du chaos, après avoir participé et pris goût au massacre. l’horreur reste présente, sans retour en arrière possible. Alors aucune rédemption n’est envisagée au capitaine qui perd pied et qui sombre peu a peu. Il devient un paria, mis au ban de la société. Hors de l’humanité, il n’attend plus que la délivrance de la mort qui traîne à arriver.
Voilà donc une pièce d’une violence inouïe, admirablement mise en scène par une femme toute en émotions et à fleur de sentiments, interprété à la perfection par un acteur intuitif et puissant.
Les mots manquent pour dire l’émotion incommensurable qui restera longtemps en soi.

« Sang Négrier » est un seul en scène époustouflant qui permet d’être totalement sous le charme durant 1h15 grâce à un texte à la fois glaçant et captivant signé Laurent Gaudé, une interprétation habitée et forte de Bruno Bernardin et une mise en scène brillante de Khadija El Mahdi.

On se prend à suivre avec grand intérêt cette histoire pleine de violence et de folie qui raconte l’évasion de cinq esclaves qui s’échappent d’un navire à quai à Saint Malo.

Bruno Bernardin incarne cet homme devenu capitaine d’un bateau négrier après la mort de celui qui les menait vers les Amériques et grâce à son interprétation remarquable, on s’y croit vraiment, on est dans le feu de l’action, on imagine la scène, le décor, l’époque.

C’est un comédien très doué et totalement dévoué au texte et à son personnage qui livre une prestation théâtrale à saluer chaudement.

« Sang Négrier » est un spectacle vraiment vivant et vibrant dans lequel rien n’est mis de côté, la musique est très présente et rythme ce récit, l’utilisation d’un masque est également une idée lumineuse, il y a une progression dans cette traque, une tension constante presque comme dans un film à suspens.

En extrapolant, nous pourrions dire que cette histoire d’un autre temps n’est pas si éloignée de ce que les hommes sont capables de faire encore en 2018.

Divertissement et réflexion font bon ménage au Théâtre La Croisée Des Chemins.

EXCELLENT

Sous nos yeux, un homme se souvient. Broyé par son passé, il semble perdu, comme devenu fou. Il nous narre son parcours, son poste de capitaine sur le grand Négrier, et cette décision, qui fut fatale, de retourner à Saint Malo, pour y déposer le corps de son prédécesseur mort en cours de route.

Il narre cette escale décisive ou cinq esclaves réussirent à s’échapper du bateau, et la terrible chasse à l’homme qui suivit, au cœur même de la ville.

Il nous narre la naissance de sa folie, mais aussi celle de tous ceux qui, comme lui dans cette ville, ont traqué sauvagement un évadé devenu proie de toute une population. Son monologue dépeint l’esclavage sous un angle inédit, vu par les yeux de ses instigateurs.

POINTS FORTS

• Un texte magnifique, immersif, aussi captivant que glaçant.

• Une mise en scène habile (choix de lumière, décors, musique)

• Une interprétation convaincante, variant les tons avec aisance.

POINTS FAIBLES

• Une introduction quelque peu poussive par rapport au reste du récit.

EN DEUX MOTS

Sang Négrier a cette immense qualité de se jouer parfaitement des contraintes pratiques. Dans le cadre intimiste d’un minuscule théâtre de quartier-remerciements et félicitations pour leur passion à l’équipe du Théâtre de la Croisée des chemins- la metteuse en scène fait fit de l’outrance que pourrait impliquer un récit historique de cette ampleur.

À travers ce poignant monologue, Sang Négrier convoque parfaitement notre imaginaire, et nous fait voyager dans l’espace et le temps à la seule force des mots et de l’interprétation.

Une pièce captivante qui invite avec talent à nous questionner sur la sauvagerie et la folie d’une époque.

  • Article du SNES, par Micheline Rousselet :

Dans les rues de Saint-Malo, l’ancien Capitaine en second d’un navire négrier se souvient. Alors que son bateau se préparait à quitter le port de Gorée avec sa cargaison de bois d’ébène, le Capitaine mourut. Il prit alors la direction du navire mais au lieu de partir vers les Amériques, il résolut de rapporter le corps du Capitaine à sa veuve. Tandis que tous étaient occupés par les obsèques, cinq esclaves parvinrent à s’échapper. La population se lança alors avec joie dans une véritable battue à travers la ville, pour les rattraper et les lyncher. Seul un demeura introuvable, mais des doigts accusateurs commencèrent à apparaître cloués sur les portes de la ville. Est-ce la terreur de ces doigts ou la hantise d’être considéré par la ville comme celui qui avait déchaîné cette folie meurtrière qui a poussé le capitaine vers la démence et la fuite ?

Théâtre : Sang négrier

Khadija El Mahdi s’est emparée de ce texte extrait de La nuit mozambique de Laurent Gaudé. Deux souvenirs personnels l’y ont poussée. Elle s’est souvenue de ses vacances enfantines en Algérie où, dans la maison de ses grands-parents, s’activait une servante noire, taillable et corvéable à merci, portant le même prénom qu’elle. Lui est aussi revenu en mémoire le récit d’un appelé, durant la guerre d’Algérie, lui racontant le meurtre d’un bébé lors d’une « corvée de bois » et avouant soudain qu’il était l’auteur de cet acte barbare. Le texte de Laurent Gaudé l’a ramené à cette question : comment peut-on reconnaître sa propre barbarie ? Depuis sa formation la metteure en scène s’intéressait aux masques. Le masque peut surgir quand on ne l’attend pas et montrer une autre face de l’homme. À celle du personnage hanté par le souvenir de cette nuit barbare, rendu fou par ce qu’il a vu et fait, se substitue le masque de bois avec sa grande balafre rouge, imaginé par Etienne Champion, porteur d’une violence bestiale, d’une énergie de peur et de haine. Stefano Perocco di Meduna a placé le personnage au milieu de palettes de bois, moderne écho du transport de marchandises que fut la traite. Elles deviennent coque d’un navire disloqué prêt à sombrer, comme la raison du Capitaine, ou prennent des allures de prison. Les lumières se resserrent sur le capitaine, soulignant la dimension fantastique du récit tout comme l’ombre des doigts pointés sur lui au début. Bruno Bernardin incarne ce Capitaine. Il en dit les contradictions, le regret d’avoir choisi de revenir à Saint-Malo pour rapporter le corps du Capitaine au lieu de le livrer à la mer et la folie qui l’a emporté face à la fuite des esclaves. Le regard halluciné, fou, il dit la morsure des souvenirs que l’on ne peut effacer et appelle la mort qui ne vient pas. Marqué à jamais par la barbarie qu’il a laissée se déchaîner en lui son regard nous poursuit comme un écho à notre propre part d’ombre.

 

Monologue dramatique d’après la nouvelle éponyme de Laurent Gaudé interprété par Bruno Bernardin dans une mise en scène de Khadija El Mahdi.

Un homme parvenu au bord de la folie et fortement alcoolisé s’extirpe de son gourbi pour raconter son histoire, celle d’un destin bouleversé et d’une vie anéanti par une décision fatale qui a entraîné la destruction de l’homme et le ravage de son âme.

Celle prise dans un port africain, quand décède son capitaine en charge d’un navire négrier malouin chargé à bloc de sa cargaison humaine en partance pour les Amériques, quand il déroge à un ancestral principe maritime, celui de la mer comme sépulture traditionnelle des marins.

Ainsi, il rapatrie le corps à Saint Malo où se produit un événement dramatique, l’évasion de cing « nègres » qui, embrasant la ville, va déclencher une terrible chasse à l’homme et une battue gigantesque. Tous sont rattrapés sauf un, le dernier, peut-être un bras armé déique.

Telle est la trame de la partition monologale qui résulte de la transposition théâtrale de la nouvelle intitulée « Sang négrier » écrite par le romancier et dramaturge Laurent Gaudé qui aborde le sujet de l’esclavage non sous l’angle de la victime mais celui du bourreau mais traite également les thèmes de la culpabilité et de la violence bestiale et primitive de l’homme.

La proposition de la Compagnie Les Apicoles restitue la force de l’opus original, innervé du souffle épique caractéristique de son auteur, qui combine de manière maupassantienne trois registres, réaliste, dramatique et fantastique ce qui constitue un notable défi scénique.

Et au terme d’un magnifique travail mené avec la collaboration de Stefano Perroco di Meduna pour la scénographie sobre et esthétisante avec ses débris modulables de carcasse d’un bateau et une palette en bois, Joëlle Loucif pour le costume protéiforme et Etienne Champion pour le masque saisissant, Khadija El Mahdi, à la mise en scène, relève le défi.

Elle assure une gestion efficace du crescendo dramatique avec, au jeu, un comédien aguerri et émérite, Bruno Bernardin qui dispense une ébouriffante, puissante et exceptionnelle prestation incarnée.

En adresse au public, il entraîne immédiatement le public dans l’inexorable descente aux enfers d’un homme hagard au corps qui tangue et au regard qui chavire pour lequel la folie dame le pion à la vengeance terrestre comme à la damnation spirituelle.

 

Laisser sombrer dans l’oubli la mémoire d’un passé historique peu glorieux, c’est prendre le risque de nier son existence. Sang Négrier raconte l’histoire d’un esclave ayant repris sa liberté. Il soumet alors au commandant d’un navire négrier une vengeance l’entraînant aux lisières de la folie… Au théâtre La Croisée des Chemins, découvrez la profonde et frénétique rencontre entre les mots de Laurent Gaudé, le talent de Bruno Bernardin et la rage de Khadija El Mahdi…

Une voix brisée, un corps marqué, une âme terrifiée : voici l’aperçu de l’homme déchu se présentant à nous. Tel un testament, ou plutôt une tentative de rédemption, il va nous conter sa sombre histoire…

Tout débute sur un navire négrier. En route vers les Amériques avec les cales pleines d’une cargaison fraîchement acquise, notre commandant décide de faire une escale à Saint-Malo. Cette décision va faire basculer sa vie…

En effet, à peine arrivés, cinq esclaves en profitent pour s’affranchir. La cité Malouine se trouve alors en émoi. Une effroyable chasse à l’homme s’engage, révélant les bas instincts d’une nature humaine terrifiante. Ainsi, les fugitifs sont traqués, isolés, abattus, exposés.
Sauf un.

Sang NégrierSi son corps demeure introuvable, sa présence rôde cependant dans la ville… Bientôt, ses doigts sont retrouvés cloués sur des portes, les uns après les autres. Chacun est le présage d’un malheur à venir… Les habitants de Saint-Malo, et plus particulièrement notre homme, vivent alors au rythme de cette vengeance et sombrent dans une folie dont ils sont les cruels initiateurs…

À la fin de la représentation, nous sommes bouleversés par l’intensité de ce que nous venons de partager… Khadija El Mahdi sert avec passion ce texte incisif et puissant. Par la bande-son, les jeux de lumière et le décor modulable, elle fait tomber le masque. Quant à Bruno Bernardin, il est saisissant de justesse, notamment dans sa capacité à vivre les émotions.

Une claque ! Voici le mot résumant le mieux ce moment fort et nécessaire de mémoire, de partage et de transmission…